La parité imparfaite du Sénégal

Le Sénégal dispose de l’un des parlements les plus féminins du monde. Mais derrière la statistique flatteuse, la parité est encore loin d’être acquise à tous les échelons politiques


Jérémy Rico

Jérémy Rico

27 septembre 2019 à 13:36, mis à jour le 24 juillet 2024 à 09:38


 

Politique » «Pour beaucoup de femmes, obtenir une loi parité tenait de la chimère, de la folie. Mais c’était une conviction!» Installée à la table de son jardin verdoyant situé dans un quartier plutôt aisé de Dakar, Amsatou Sow Sidibé affiche encore aujourd’hui la fierté de celle qui avait un coup d’avance. Face au thé que l’un de ses employés de maison vient de servir, elle rembobine. A l’époque, en 2010, la professeure de droit à l’Université de Dakar était l’un des fers de lance du combat qui a conduit à l’adoption de la loi parité. Ardemment désirée par une coalition de femmes politiques et intellectuelles de l’époque, cette loi fixe la parité absolue sur toutes les listes de candidats à l’Assemblée nationale, aux parlements départementaux, municipaux ainsi qu’à leurs bureaux. Exigence supplémentaire: les listes doivent y être ordonnées selon une stricte alternance entre hommes et femmes.

Résultat: alors que les députées occupaient moins de 20% des sièges à l’Assemblée nationale avant la loi, elles constituent aujourd’hui 41,8% de l’hémicycle. Le Sénégal se place ainsi au 15e rang mondial des pays dans lesquels les femmes sont le mieux représentées au parlement. Juste devant la Norvège et la France, et loin devant la Suisse, 38e avec 32,5% de femmes au Conseil national et 15,2% au Conseil des Etats. Sauf que derrière ce classement flatteur, la lutte des femmes sénégalaises pour une meilleure représentation en politique est loin d’être achevée.

Un homme de plus

Appliquée pour la première fois en 2012 lors des élections législatives, la loi parité est globalement bien respectée au Sénégal. «Les partis l’ont accepté puisqu’elle est contraignante, mais il ne faut pas croire qu’ils s’y plient de gaieté de cœur», prévient toutefois Oumar Babacar Diarra, responsable «suivi et évaluation» à l’Observatoire national de la parité.

Et pour cause: les partis ont développé plusieurs stratégies pour faire tout de même élire davantage d’hommes que de femmes. La plus appliquée: placer systématiquement un homme en tête de liste. Profitant de l’alternance obligatoire des sexes entre candidats et candidates, ce stratagème permet aux partis, en cas de nombre d’élus impair, de faire élire un homme de plus. «Nous avons constaté que, le plus souvent, ce problème survient lorsqu’il n’y a qu’un élu sur la liste», souligne Fatou Sow Sarr, directrice du Laboratoire genre et recherche scientifique à l’Université de Dakar. De quoi expliquer pourquoi la parité absolue, souhaitée par la loi, n’est pas atteinte à l’Assemblée nationale.

Mais le fossé est encore bien plus grand dans les scrutins où la loi parité ne s’applique pas. Exemple le plus flagrant: les mairies. Sur les 557 municipalités que compte le pays, seules 13 sont administrées par des femmes. Même constat au sein des partis politiques: seule une poignée des quelque 300 partis que compte le pays est pilotée par des femmes, alors que celles-ci représentent la majorité de leurs effectifs. Leur action est ainsi souvent centrée sur la mobilisation des partisans ou l’animation des rassemblements, loin d’où se décident les stratégies politiques (Ici, des supportrices du Président Macky Sall lors de l’éléction de février dernier ©Keystone).

Priorité à la formation

Comment lutter contre ces déséquilibres? Un groupe de femmes députées et d’intellectuelles sénégalaises travaille actuellement pour adapter le texte de loi parité. Deux options: forcer les partis à placer des femmes en tête de liste ou empêcher l’élection d’un nombre impair de candidats issus d’une même liste. La possibilité d’étendre la loi parité à d’autres élections fait aussi son chemin auprès des militantes.
Au sein des partis politiques, le combat est également lancé. Et il passe par la formation. «Il y a un grand nombre de femmes capables d’occuper des postes politiques. Il faut que nous les mettions à l’aise, que nous les amenions à oser parler», analyse Amsatou Sow Sidibé, par ailleurs première femme sénégalaise candidate à l’élection présidentielle.

A l’échelle nationale, cette formation est principalement assurée par diverses structures non gouvernementales, parmi lesquelles l’association des juristes sénégalaises ou le caucus des femmes leaders, qui réunit des femmes issues des partis politiques, des syndicats et de la société civile. Fondatrice de ce dernier groupe, Fatou Sow Sarr compte d’ailleurs passer la vitesse supérieure, en mettant en place un système de formation et de promotion des profils féminins au sein du Parti socialiste, grande force politique nationale qui devrait prochainement être dirigée par une militante historique de la cause des femmes.

« Il faut que la parité soit intériorisée. »

Amsatou Sow Sidibé

Travail sur les consciences

Mais, de l’avis de tous, la plus grande partie du travail devra se faire sur les consciences. «Il faut que la parité soit intériorisée, qu’elle entre dans le 
subconscient. C’est un travail qu’il faut mener auprès des populations, parce que la culture est résistante», poursuit Amsatou Sow Sidibé (lire plus bas).

Face à cette situation, la solution viendra peut-être de la nouvelle génération. C’est du moins ce que pense Jaly Badiane. A 32 ans, celle qui se décrit comme «afro-féministe» représente la jeune garde de femmes activistes. Dans la salle de réunion dans laquelle elle reçoit, en banlieue de Dakar, un autocollant collé au mur donne l’adresse de son blog. Preuve que l’activiste met en pratique sa théorie. Car pour elle, l’émancipation des femmes viendra d’internet et de la génération de Sénégalaises nées avec un téléphone portable entre les mains. «Tous les programmes que je développe se concentrent sur les médias sociaux, parce qu’ils permettent à des filles qui n’ont pas un terreau propice au développement de leur leadership de trouver de quoi s’instruire.»

Autre atout de cette génération de jeunes filles: elles sont pour la première fois, d’après les statistiques de l’Observatoire de la parité, majoritaires à tous les échelons scolaires. Une révolution dans un pays où l’analphabétisme, encore très présent, touche historiquement davantage les femmes que les hommes.
 


 

Cet article a été réalisé dans le cadre d’En Quête d’Ailleurs, une association qui met en lien des journalistes suisses et d’«ailleurs» pour enquêter sur un thème défini. Cette année: «Egalité homme-femme, une lutte sans fin?»


Le bilan des femmes est critiqué

En se battant pour obtenir la parité, les femmes sénégalaises souhaitaient augmenter leur représentation là où se prennent les décisions pour ensuite réorienter la politique nationale vers les domaines qui les concernent. Objectif atteint?

Avant même leurs premiers pas à l’Assemblée nationale, les députées ont dû faire face aux critiques de certains politiciens qui leur reprochaient leur incompétence ou leur analphabétisme. Fondatrice du Laboratoire genre et recherche scientifique à l’Université de Dakar, Fatou Sow Sarr balaye ces reproches: «Nous les avons formées. Nous leur avons appris à démontrer, à argumenter, à s’exprimer en public, à s’informer pour connaître la réalité de leurs localités.»

« Notre seul combat a été la cause des femmes, au-delà des forces politiques »

Sira Ndiaye, députée

A la tête du groupe parlementaire présidentiel à l’arrivée massive des femmes, en 2012, Moustapha Diakhaté réfute également les critiques: «En termes d’assiduité et d’expression des préoccupations des populations, les femmes étaient loin devant les hommes!» Le désormais ex-député souligne également que la mise en place de la traduction simultanée des débats dans l’hémicycle, la même année, a permis aux analphabètes, hommes ou femmes, de s’exprimer et de suivre les discussions.

Au rang des succès concrets, plusieurs voix mettent au crédit des femmes la gratuité des césariennes en hôpital public et les combats actuellement menés concernant notamment l’avortement ou la criminalisation du viol. Députée depuis 2012, Sira Ndiaye y ajoute la modification de la loi sur la nationalité, qui permet désormais à une femme de transmettre la nationalité sénégalaise à son enfant même si le père de ce dernier n’est pas Sénégalais. «Notre seul combat a été la cause des femmes, au-delà des forces politiques», assure-t-elle.

Ce bilan n’est toutefois pas suffisant aux yeux de certaines activistes. La féministe Jaly Badiane déplore ainsi l’inaction des députées sur des sujets comme l’égalité salariale, l’accès à la terre ou le code de la famille, organisé autour d’une figure paternelle centrale. Fatou Sow Sarr va plus loin encore: «Nous savions en nous battant pour la loi parité que cette génération ne réglerait pas les choses. Mais nous allons avancer, et des générations de femmes plus conscientes vont arriver. Il fallait installer la loi, parce qu’il est beaucoup plus difficile de faire une loi que de la défaire.» Malgré quelques tentatives en 2014, la loi parité est en effet peu contestée par la classe politique sénégalaise, soucieuse de ne pas se mettre à dos une partie de l’électorat féminin. JER


Le poids du patriarcat

Pour la plupart des activistes de la parité, l’un des principaux freins à l’égalité entre les sexes reste le passage d’un système historiquement matriarcal au patriarcat. Les causes de ce basculement? La colonisation, qui a apporté au Sénégal la figure romaine du père de famille, et l’islam, dont «la mauvaise compréhension», selon la chercheuse Amsatou Sow Sidibé, conduit à cantonner la femme à la sphère privée. Imam très médiatisé à Dakar, Ahmadou Makhtar Kanté confirme l’analyse, mais n’y décèle pas un frein pour la cause des femmes: «Je ne vois pas de problème à ce qu’il y ait des femmes cheffes d’entreprise ou politiciennes. Mais si leur engagement les pousse à négliger l’espace familial ou les ouvre à des idées non islamiques, c’est un danger pour notre modèle social.»

Souvent elles-mêmes musulmanes, les activistes de la parité et les politiciennes cumulent donc les rôles: «Une femme politique doit aussi être une bonne femme au foyer. Il ne nous est jamais permis de faillir», concède Thérèse Faye Diouf, maire de Diarrère, au sud de Dakar, après avoir fait refermer la porte de son salon dakarois sur les deux enfants qu’elle avait quelques instants plus tôt dans ses bras. JER


Des mains de femmes dans le cambouis

Loin des combats politiques, Fatou Kamara et Fatou Sylla se battent également, à leur manière, en faveur de l’émancipation des femmes. Salopettes de travail sur le dos, les deux sœurs jumelles reçoivent au fond d’une allée de Dakar où stationnent plusieurs véhicules. Tous ont été plus ou moins amochés par la circulation chaotique de la capitale sénégalaise. Ils ne quitteront ce cul-de-sac qu’après être passés dans les mains expertes des deux Fatou. Bienvenue en effet au garage Fatou Fatou Mercedes, fondé en 2015 par les jumelles garagistes. Une exception, dans un pays ou la mécanique est habituellement une affaire d’hommes et d’hommes uniquement. Portrait vidéo.


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