Menace sur des milliers de temples

Avec l’exode rural et la sécularisation de la société, le patrimoine bouddhiste japonais est en danger


Pascal Fleury

Pascal Fleury

9 juillet 2016 à 14:04, mis à jour le 20 juillet 2024 à 02:24


Japon » La semaine prochaine, les Japonais honoreront la mémoire de leurs défunts lors de la traditionnelle fête O-Bon, l’une des plus populaires célébrations nipponnes de l’année. Cette solennité bouddhiste de trois jours est l’occasion de rencontres familiales et d’un retour aux sources. Les fidèles fleurissent les tombes de leurs ancêtres et font des offrandes dans les sanctuaires. Ils allument aussi des bougies et des lanternes dans les cimetières et les jardins pour montrer le chemin de leur maison aux âmes des morts revenant ces jours-là dans le monde des vivants, selon une très ancienne tradition. Le dernier soir de la fête, les âmes des défunts sont à nouveau guidées vers l’autre monde par d’innombrables lumignons que les familles laissent partir à la dérive sur les cours d’eau.

Dignes, joyeuses et conviviales, les festivités s’achèvent par de grands feux d’artifice. Une apothéose qui cache pourtant une crise profonde au sein du bouddhisme japonais: une crise «existentielle» même, dont le symptôme le plus patent est la disparition de milliers de lieux de culte depuis les années 1970. Et le problème n’est pas près d’être résolu.

«Un tiers des 77 000 temples que compte actuellement le Japon aura disparu dans 25 ans. Environ 20 000 d’entre eux sont déjà inoccupés», déplore le prêtre bouddhiste Hidenori Ukai. Responsable adjoint du petit temple Shokakuji, tenu par sa famille près de la fameuse bambouseraie de Sagano, à l’ouest de Kyoto, il est l’auteur d’une étude intitulée La disparition des temples: la mort des campagnes et de la religion, publiée l’an dernier au Japon.

«On dit souvent qu’au Japon les temples sont riches et que les prêtres gagnent beaucoup d’argent! En réalité, la plupart d’entre eux ont besoin d’un second emploi pour vivre», souligne-t-il sur internet*. Lui-même a dû se résoudre à devenir journaliste au Nikkei Business pour as­surer ses fins de mois. «Les revenus annuels des temples sont souvent inférieurs à 5 millions de yens (48 500 francs)», note encore le prêtre bouddhiste.

Dénatalité et exode rural

Pour survivre, un temple de quartier ou de village, tenu d’habitude par la même famille de génération en génération, devrait pouvoir compter sur une communauté de 200 à 300 foyers. Un quota toujours plus difficile à atteindre dans les campagnes et sur les îles, en raison de la dénatalité et de l’exode rural. Selon l’institut de recherche Japan Policy Council, le problème est tel que 896 municipalités pourraient disparaître d’ici à 2040.

Dans les régions délaissées, de nombreux sanctuaires ont déjà dû être abandonnés, mettant en péril un patrimoine architectural et religieux millénaire. Des cas de vols de statues ont été constatés. Environ 20 000 temples ont disparu depuis 1970 sur l’ensemble du Japon. Dans les villes et les sites touristiques, les grands temples souffrent moins, mais les petits sanctuaires sont aussi touchés.

Dans ce Japon sécularisé, qui applique le principe de la séparation religion-Etat depuis 1946, la diminution générale de l’intérêt pour la religion menace également la survie de milliers de sanctuaires. Seuls 22% de Japonais se disent encore pratiquants bouddhistes ou shintos. Ce désintérêt s’observe en particulier dans la pratique des funérailles, avec l’abandon des rituels traditionnels qui étaient jusque-là la source financière la plus lucrative des prêtres et des temples, à côté de la location des tombes et des offrandes.

Marché de la mort

Depuis quelques années, en effet, les coûteuses cérémonies funéraires bouddhistes, quasi incontournables autrefois, sont boudées par la population, qui leur préfère des solutions religieuses ou laïques moins coûteuses. Il est vrai que les funérailles nipponnes passent pour être les plus chères au monde, dépassant en moyenne les 20 000 francs, sans compter la parcelle au cimetière. De nombreux Japonais se contentent désormais de crémations simples, voire du service plus abordable de prêtres non attachés à un temple, des formules proposées par des sociétés spécialisées.

La pratique de l’attribution de «noms posthumes» (kaimyo) pour honorer les défunts, qui s’était systématisée après la Seconde Guerre mondiale et se monnayait parfois très cher, a aussi fini par dissuader certains fidèles, déçus de voir pareille dérive du bouddhisme des origines.

Renfort des seniors

Hidenori Ukai, pour sa part, ne veut pas baisser les bras face à cette crise du bouddhisme japonais. Dans son étude, il énumère diverses solutions viables, qu’il a observées à travers le pays: des temples se consacrent à l’aide sociale, d’autres se transforment en centres communautaires, ouvrent un café ou même un bar, d’autres encore se lancent dans l’hôtellerie, à l’instar des monastères accueillants du mont Koya, déjà bien connus des touristes occidentaux (lire à gauche).

Le prêtre propose aussi de faire appel à de jeunes retraités touchant déjà une rente, pour animer à moindre frais les temples inoccupés et faire ainsi revivre de petites communautés. Des exemples concluants existent. L’un de ces seniors – un ancien directeur de société d’électricité devenu prêtre à Nagano – offre même ses services aux autres candidats à la prêtrise, pour les aider dans leurs démarches de formation tardive. Une solution prometteuse qui pourrait faire école dans nos sociétés vieillissantes... y compris sous nos latitudes chrétiennes.

* Voir sa conférence au Centre de la presse étrangère à Tokyo, sur fpcj.jp/en

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Devenir Bouddhiste en trente minutes sur le mont Koya

Face au désintérêt croissant des Japonais pour la pratique religieuse, le centre monastique du mont Koya (Koya-San), qui compte plus de 110 temples encore debout, semble avoir trouvé la parade. Ce grand site religieux de l’école Shingon, situé dans les montagnes de la péninsule de Kii, au sud d’Osaka, ne se contente pas de loger agréablement les pèlerins et touristes dans ses temples, ce qui lui procure des revenus appréciables pour entretenir son patrimoine, il propose plusieurs fois par jour, dans son offre touristique standard, une cérémonie d’initiation au bouddhisme. Cette cérémonie, qui a lieu au centre de formation Daishi Kyokai, coûte 500 yens (moins de 5 francs) et est même incluse dans le pass de visite des pagodes et sanctuaires du site. Appelée Jukai, elle consiste à recevoir d’un maître les dix préceptes du bouddhisme transmis au IXe siècle par le moine et bodhisattva Kukai, fondateur de l’école Shingon, une branche du bouddhisme ésotérique qui est forte aujourd’hui de dix millions de fidèles et de 4000 temples au Japon.Après un petit rituel de purification, les participants se regroupent dans une pièce baignée dans la pénombre. A la suite du moine, ils psalmodient des sûtras de repentance, déclarent vouloir prendre refuge dans le Bouddha (c’est-à-dire se placer sous sa protection) jusqu’à la fin des temps, et promettent d’adopter les dix règles de conduite saine des disciples du Bouddha. A l’issue de la célébration, qui ne dure que trente minutes, un certificat de bonne volonté leur est remis. La cérémonie est ouverte à toute personne de toute obédience... mais ne se déroule qu’en japonais. PFY


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